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Le blog de reve-de-lune1982

I

La nuit était tombée, une nuit glaciale qu'un violent mistral habitait d'ombres et de sifflements sinistres. Les rares promeneurs attardés se surprenaient à se retourner, un curieux pincement au creux de l'estomac. Le clair de lune éclairait les arbres furieusement secoués par le vent, et seules les lointaines étoiles, dans un ciel calme et noir, apportaient un peu de douceur.

Blotti contre un muret, Pierre essayait de se protéger du froid. Juste sa tête ronde et frisée dépassait du col d'un pardessus trop grand pour lui. Ses yeux noirs et brillants scrutaient la nuit. Il avait très faim car il n'avait rien mangé depuis trois jours, et le froid le paralysait. A l'aide de ses bras, il serra très fort ses jambes contre son maigre torse ; cela lui procura, un instant, une illusion de chaleur, et il posa son front sur ses genoux. Il était désemparé, désespéré et surtout très ingénument étonné de se trouver dans cette situation. Pourtant, il savait très bien ce qu'il risquait lorsqu'il s'était engagé dans cette aventure. S'il ne trouvait pas une solution cette nuit même, le choc subi et le manque de nourriture le conduirait irrémédiablement à la mort. Il ne pouvait se présenter spontanément nulle part, ne possédait aucun papier, et pour tout vêtement n'avait gardé que cet immense pardessus lourd et encombrant.

Tout à son désespoir, il leva machinalement la tête vers le ciel et la vue de toutes ces étoiles qui brillaient lui apporta un étrange calme. La petite Vénus, paillette lumineuse rivalisant de fine clarté avec la grosse lune débonnaire lui redonna du courage. Il décida de dormir un peu pour reprendre des forces. Alors, prenant une longue inspiration, se fermant au monde extérieur, il oublia le froid, la fatigue et la faim et s'endormit, d'un coup, comme s'endort un enfant.

II

Dans la pièce chaude et agréablement éclairée de lampes posées à même le sol, Marie massait sa cliente. Noël approchant, les deux jeunes femmes s'entretenaient de sauces et autres mets qui allaient agrémenter leur vie durant ces jours de fête.

Le massage terminé, Marie leva la tête et fut surprise de voir la lune et Vénus qui s'encadraient exactement dans la fenêtre sans rideaux. Prise par la beauté du spectacle, elle s'apprêtait à ouvrir la fenêtre mais arrêta brusquement son geste. En effet, sa cliente était encore en tenue légère et risquait de ne pas apprécier l'air glacial de la nuit. De plus, pour Catherine, les mots nature et silence n'évoquaient qu'ennui et solitude, et la pensée de s'extasier devant un clair de lune, même magnifique, ne l'effleurait pas. Catherine avait capté le geste de Marie mais n'en avait pas compris le sens et la regardait d'un air interrogatif. Marie se contenta de dire :

- J'allais ouvrir la fenêtre pour aérer, un peu la pièce, et puis je me suis rendu compte que vous n'étiez pas encore habillée, alors je me suis prise à imaginer votre tête devant la fenêtre ouverte !..

- Ouvrir la fenêtre ?... Mais... Il fait affreusement froid, et puis ce vent, cette nuit, brrr... c'est d'un sinistre. Tout en s'habillant rapidement, elle poursuivit :

- Je vous laisse. J'ai horreur du vent, du froid, de la nuit ; je vais rentrer chez moi, allumer toutes les lumières du salon, m'allonger devant la cheminée, écouter un disque, et boire un verre pour oublier tout cela. Sur ces derniers mots, elle ouvrit la porte, lança un joyeux bonsoir et sortit.

Marie s'installa alors, avec un profond soupir, derrière son bureau. Elle voulait mettre un peu d'ordre dans ses papiers en attendant l'arrivée des élèves de son cours de yoga. Elle exécrait ce travail, et, de ce fait, avait toujours du retard dans la gestion de ses dossiers. Aujourd'hui, il lui fallait absolument remplir certains imprimés qu'on lui réclamait, et cela lui donnait la nausée. Accablée, elle força son attention, et pendant une heure, seul le bruissement des feuilles troubla le silence de la maison.

Son épreuve terminée, elle se leva, s'étira longuement et retourna dans la salle de massage où flottait une odeur de camphre et de produits pharmaceutiques. Elle ouvrit la fenêtre et respira l'air glacé de la nuit. Malgré le froid qui transperçait sa blouse légère, elle s'accouda au rebord de la fenêtre et laissa son regard errer rêveusement sur le ciel, les étoiles, le jardin en bas. Elle nota le désordre indescriptible qui y régnait, et se dit qu'il faudrait bien qu'un de ces jours elle se décide à ranger tout ce bric-à-brac.

Le vent avait accumulé les feuilles le long du mur, et le tas de bois provenant de la taille de la haie et des rosiers s'était éparpillé dans tout le jardin. Son regard se posa, sans le voir, sur la silhouette informe qu'était Pierre endormi. A ce moment-là, la sonnette de l'entrée retentit ; ses élèves arrivaient. Prestement, elle referma la fenêtre. Le bruit réveilla Pierre qui releva la tête. Marie vit bien quelque chose bouger, mais son esprit, déjà ailleurs, enregistra simplement le mouvement.

Les bonjours joyeux, les bavardages emplirent la maison. Puis ce fut à nouveau le silence coupé par le tic-tac de la pendule, les craquements et les grincements de la charpente, la voix grave de Marie et le frottement des corps sur le tapis.

III

Le vent faiblissait, mais les nuages envahissaient le ciel et le froid devenait de plus en plus vif. Pierre, que le sommeil engourdissait, frissonnait et tremblait malgré lui. Il avait vu Marie. Un instant cette vision l'avait réconforté, mais à présent, il ne luttait plus. Même les étoiles l'abandonnaient et des flocons de neige tourbillonnaient autour de lui et s'infiltraient dans les moindres ouvertures de son manteau.

Insensiblement, son corps glissa sur la terre froide. Il se mit à murmurer une berceuse inconnue. Il délirait et se voyait bien au chaud dans les bras de cette femme entrevue. Des flashs de couleurs étranges et magnifiques passèrent devant ses yeux ; puis son esprit vacilla et il tomba dans le néant.

Il gisait là, inconscient, petit corps fragile que la neige recouvrait patiemment et que la nuit engloutissait. Seul, provenant de la fenêtre de Marie, un rayon de lumière illuminait son visage.

Pendant ce temps, Marie, si loin de ce drame, terminait son cours. Ses élèves s'étiraient voluptueusement et s'imprégnaient de l'atmosphère calme et joyeuse qui flottait dans la pièce. L'espace d'une respiration, d'invisibles fils unirent le groupe. Puis, le quotidien reprit ses droits.

Ce cours était le dernier de l'année. Il y eut de nombreuses embrassades précédées de "Bonnes fêtes !" et "Joyeux Noël !". Puis, chacun s'habilla et repartit avec le poids de ses rêves, de ses peines et de ses joies.

Marie mit de l'ordre dans le vestiaire, éteignit les lampes et remonta dans la pièce qui lui servait à la fois de salle de cours et de chambre à coucher : son lit n'était simplement constitué que de coussins posés à même le sol.

Elle ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce, découvrit la neige qui tombait, et sourit ; cela lui procurait toujours une sensation de joie et de sensualité et l'émouvait au point qu'elle en avait des larmes aux yeux.

Elle s'arracha à sa contemplation, entra dans la cuisine pour se préparer un frugal repas, mit de l'eau à chauffer et revint dans la chambre. Hypnotisée, elle s'installa devant la fenêtre, jeta un coup d'œil dans le jardin et s'amusa à la joie des enfants à leur réveil.

Elle allait refermer la fenêtre lorsque son regard fut attiré par un curieux monticule : "Tiens, c'est bizarre" se dit-elle pensive. Il lui semblait distinguer une forme humaine, mais…c'était impossible : le jardin n'avait pas de porte donnant sur l'extérieur, de plus le mur d'enceinte s'élevait à plus de trois mètres. Elle se pencha plus avant, et alors, la lumière que son corps retenait prisonnière put à nouveau éclairer le jardin, et ce qu'elle vit la bouleversa. "Mon Dieu ! ".

Vite, elle s'engouffra dans l'escalier. Ses sabots claquaient sur les marches de céramique. Elle ouvrit la porte donnant sur le jardin, courut jusqu'à l'enfant, enleva la neige qui le recouvrait et le prit dans ses bras. Son corps froid la fit frissonner. Rapidement, elle le remonta dans sa chambre, enleva le manteau qui l’habillait et fut saisie par ce qu’elle vit : il était nu comme un ver. Le froid avait bleui sa peau. Marie l'enveloppa dans une couverture et le déposa sur des coussins. Elle alla à la cuisine, fit un bouillon, en remplit un bol et revint près de Pierre toujours inconscient. Pour être plus à l'aise, elle s'assit près de lui, fit glisser sa tête sur ses genoux et doucement, à l'aide d'une cuillère, s'efforça de lui desserrer les lèvres et d'infiltrer quelques gouttes du breuvage.

IV

Pierre gémit. Brutalement, la chaleur de la pièce lui rendit sa conscience.

La tête brûlante et la peau lacérée de milliers d'aiguillons, il essaya de comprendre ce qui lui arrivait mais n'osa ouvrir les yeux.

La main douce de Marie le fit sursauter et lui rendit toute sa lucidité. Il nota le bien-être qui l'envahissait, le grain de sa peau nue sous ses mains, le moelleux des coussins sous son corps et le léger parfum de lavande qui flottait autour de lui.

Que s'était-il passé durant son évanouissement pour qu'il se retrouve là, confortablement installé ? Où se trouvait-il ? Une angoisse profonde lui serra le ventre. Il ouvrit les yeux et reçut, émerveillé, le sourire de Marie.

- Tu peux dire que tu m'as fait une belle peur !...

La voix de Marie était douce et gaie. Subjugué, Pierre fixait intensément ce visage aux yeux verts rieurs et tendres. Très troublé de sentir ce corps de femme contre lui, il rougit en constatant que Marie l'avait déshabillé. Les longs cheveux bruns de la jeune femme lui frôlaient la joue ; il eut l'envie irrésistible de les caresser. Mal à l'aise, il voulut se relever, Marie intervint :

- Eh là, où vas-tu ? Tu n'es pas en état de te lever !

- Ça va mieux, j’aimerais m'asseoir.

- Tu crois ? Je n'ai pas l'impression que ce soit très raisonnable.

Pierre releva le buste, mais la pièce chavira autour de lui ; il dut s'accrocher aux coussins pour ne pas retomber. Il ressentit alors le vide de son estomac, la faim le tenaillait. Marie le regardait, inquiète :

- Tu veux absolument rester assis ?

- Oui, seulement, je... Pierre baissa la tête et dans un murmure... j'ai très faim.

- Tu as faim ! La bonne nouvelle ! Attends-moi là deux minutes, je reviens. Elle se leva et passa dans une pièce attenante à la chambre. Pierre l'entendit qui fourrageait dans un placard. Elle revint près de lui avec, dans les mains, une veste de pyjama et un gilet.

- Pendant que je prépare le repas, enfile ces vêtements. Ils te seront trop grands, mais au moins tu circuleras plus à l'aise dans la maison.

- Puis-je aller me laver les mains ?

- Mais oui, bien sûr, la salle de bains est là.

Ouf !... il avait craint de devoir à nouveau se déshabiller devant elle.

Il se lava soigneusement les mains et le visage, s'habilla et se regarda dans la glace. Soudain, il pensa à Philippe et un fou rire le prit. Quelle tête ferait-il lorsqu'il le verrait ? Un fumet délicieux le tira de ses réflexions. Malgré son accoutrement, il se décida à rejoindre Marie.

v

- Hum !... ça sent bon !...

Dans la cuisine claire et gaie, le couvert était mis. Une bougie allumée animait un bouquet d'anémones qui égayait la table.

- Hum !... dis donc, toi aussi tu sens bon ! Et, avec un sourire, Marie ébouriffa les cheveux de l'enfant qui frissonna sous la caresse. Assieds-toi là. J'espère que tu aimeras, c'est une omelette aux oignons.

Tout en parlant, Marie servit Pierre qui malgré sa faim, attendit qu'elle se fût installée pour commencer à manger. Il découpa avec volupté un morceau d'omelette qu'il porta à sa bouche. C'était merveilleusement bon. Lentement et en silence, il vida son assiette.

Marie, songeuse, observait l'enfant. L'intensité des émotions étant tombée, elle se posait de nombreuses questions. Qui était-il ? Que faisait-il dans le jardin à demi-nu ? Il ne semblait ni effrayé ni abattu, et il émanait de lui quelque chose d'étrange qui l'intriguait.

Tout à leurs réflexions, Pierre et Marie se taisaient et se cherchaient dans le silence. La neige continuait à tomber et le chuintement léger des flocons sur la vitre berçait Pierre ; une bienfaisante torpeur le gagnait.

La cloche d'une église sonna et fit sursauter Marie. Elle se décida à rompre le silence

- Bien, maintenant que tu as repris des forces, nous pourrions parler un peu. Tu veux bien ?

- Oui.

- Je m'appelle Marie, et toi ?

- Pierre.

- Pierre... Je dois t'avouer que je suis très perplexe. A une heure où les enfants sont censés dormir dans leur lit, je te trouve dans ce jardin à moitié mort de froid et pratiquement nu... Et, j'ai la nette impression que pour toi c'est normal. Je ne te sens absolument pas inquiet... fatigué mais pas inquiet. Mais... Tu penses à tes parents ?... Ils doivent être...

- Je n'ai pas de parents.

- Pas de parents ? Il ne manquait plus que cela ! Tu t'es sauvé d'une institution alors ? Ce n'est pas mieux.

- Je ne me suis sauvé ni d'une institution, ni d'une prison, ni d'un pensionnat.

- Je ne comprends pas. Tu es un clochard alors. A ton âge, c'est plutôt étonnant, tu ne trouves pas ?

- Non, non…

- Explique-toi alors, au lieu de toujours dire non.

Malgré sa bonne volonté, l'impatience gagnait Marie.

Pierre resta un instant le nez plongé dans son assiette. Depuis qu'il avait repris connaissance, il s'attendait à cet interrogatoire, mais n'avait pas trouvé d'histoire plausible pouvant satisfaire Marie. Alors, il la regarda intensément. Quel regard ! pensa Marie, qui cessa de parler et devint soudain très attentive.

- Marie… j'aime votre prénom. Il est doux et tendre et vous va si bien. D'où je viens ? Quelle importance. Où je vais ? Ici, là, ailleurs.

Marie voulut parler.

- Chut ! Marie. Écoutez... la neige tombe. Elle glisse doucement, belle et blanche, mais trompeuse pourtant. Il fait froid. Le vent souffle fort et j'ai faim. Il fait nuit. Je n'ai pas peur de la nuit mais je suis fatigué, et l'ami qui m'attend est loin encore. Alors ? Une porte ouverte, un couloir et au bout du couloir, un jardin. Vite, entrer, se cacher, dormir et se réchauffer peut-être au coin d’un mur. Mais le froid devient de plus en plus rude, la faim de plus en plus tenace et la neige tombe toujours, et, là-haut, dans la maison, une lumière et une chaleur impossibles à atteindre. Soudain, une femme apparaît dans la lumière, jeune et belle, mais malheureusement elle disparaît, me laissant seul avec le froid et la neige, et la mort peut-être. Alors, pour oublier, je rêve. Demain, il sera temps de retrouver l'ami qui m'attend. Demain, il sera temps de faire le chemin pour le retrouver. Je voulais dormir, dormir, ne plus exister, redevenir ce que j'avais été.

- Mais, Pierre, qui es-tu ? Pourquoi n'as-tu pas de vêtements ? Et qui est cet ami qui t'attend ? Ami qui s'inquiète sans doute et qu'il faudrait prévenir.

- Qui je suis ? Je vous l'ai dit. Je m'appelle Pierre et j'ai onze ans. Des vêtements ? Oui... j'avais des vêtements... mais à la suite de circonstances imprévues, j'ai dû les quitter. Pour l'instant, personne ne s'inquiète de mon absence. Mon ami Philippe ne m'attend que pour le soir de Noël, et Noël est dans trois  jours. Il ne me reste qu'une trentaine de kilomètres à parcourir pour le rejoindre. Si vous m'hébergez cette nuit, je serai en pleine forme demain et j'aurai tout le temps d'arriver à mon rendez-vous. Si vous pensez que j'affabule, appelez la police, mais cela ne fera que compliquer les choses. Je peux aussi repartir comme je suis venu, vous n'entendrez plus parler de moi et tout sera dit. Mais je suis très fatigué et, avec pour seul vêtement ce pardessus trop grand, je n'irai pas très loin. Oui, je sais, tout cela semble assez invraisemblable, mais il faut que vous me fassiez confiance. Alors aidez-moi, je vous en prie !

- Mais, Pierre, tu ne te rends pas compte, tu n'es qu'un enfant ! Que fais-tu à cette heure de la nuit à la recherche d'un ami ? Je ne comprends pas. Je ne peux pas comprendre.

- Et pourtant, il faut que vous fassiez cet effort.

- Je ne peux pas. Je te rappelle encore une fois que tu n'es qu'un enfant. Il me faut prévenir la police. Je ne peux pas faire autrement.

- Ne faites pas cela. Je ne peux pas vous dire toute la vérité, mais je vous affirme que je n'ai rien fait de mal. Cela, je peux vous le jurer. Mais, si vous appelez la police, vous mettrez ma vie et celle de mes amis en danger.

- Mais pourquoi ?

- C'est un secret. Je ne peux rien vous dire de plus. Si vous décidez de m'aider, il ne faudra pas chercher à savoir.

- Tu me demandes de te faire confiance mais, toi, tu n'as aucune confiance en moi.

- Ce n'est pas cela, Marie, j'ai confiance en vous mais...

Pierre se tut, accablé de ne pouvoir en dire plus.

Marie, surprise de la maturité de Pierre était déconcertée. Sa logique lui dictait d'appeler la police, mais son intuition lui soufflait de n'en rien faire. Tiraillée par ces objectifs contraires, elle ne savait plus que penser. Pierre l'observait et voyait sur son visage le profond dilemme qu'il avait provoqué. Au bout d'un moment, qui lui parut une éternité, elle se décida enfin à parler.

- D'accord, je vais essayer de te croire et je vais t'aider, mais nous allons envisager une solution moins fatigante pour toi. Nous sommes mardi. Tu m'as dit que tu avais rendez-vous le jour de Noël, c'est bien cela ?

- Oui.

- Donc, c’est dans trois jours. Je travaille encore la journée de demain mais, à partir de demain soir, je suis en vacances et dois me rendre dans une maison de campagne que je possède non loin d'ici. Des amis m'y rejoindront jeudi après-midi, et nous passerons la veillée de Noël ensemble. Je te propose donc de venir là-bas avec nous, et lorsque le moment sera venu, je t'accompagnerai à l'endroit que tu voudras, nous nous quitterons et je ne chercherai pas à savoir où tu vas. Tu es d'accord ?

- Que direz-vous à vos amis ?

- Ne t'inquiète pas pour cela, mes amis sont habitués à un certain va et vient dans la maison.

- Vous me promettez que vous ne chercherez pas à en savoir plus ?

Marie sourit :

- Cela me sera difficile car je dois t'avouer que je suis très curieuse, mais je te le promets.

Le visage de Pierre se dérida. Il avait craint un instant devoir repartir, car malgré son air décidé, il était vraiment très fatigué.

- Marie... J'aimerais vous embrasser.      

Marie, émue malgré elle, serra très fort l'enfant dans ses bras.

Le voyant piquer du nez dans son assiette, elle alla préparer un lit, revint dans la cuisine et voulut le prendre dans ses bras. Dans un sursaut d'orgueil, Pierre se leva et tout en titubant, alla vers le lit où il sombra dans un profond sommeil. Marie le borda, lui caressa tendrement le visage et éteignit.

Elle s'apprêtait à se coucher, lorsqu'elle vit le pardessus de Pierre. Curieuse, elle le prit et fouilla les poches. Rien. Pas une seule pièce d'argent, pas un seul papier. Un contact glacé la fit sursauter. Avec précaution, elle retira d'une des poches une très longue chaîne au bout de laquelle pendait une médaille en forme d'étoile, le tout en un curieux métal argenté très brillant dont le contact était glacé. Au dos de la médaille, un prénom inscrit : "Pierre". C’était tout de même très bizarre, ce bijou était bien trop grand pour l'enfant.

- Allez, au lit. Tous ces mystères commencent à m'agacer sérieusement

Machinalement, elle posa la chaîne et l'étoile sur une étagère.

VI

Un grand soleil réveilla Pierre le lendemain. La matinée paraissait bien avancée. Dans la maison toujours aussi silencieuse flottait une agréable odeur de café. Allongé dans son lit, Pierre écoutait les bruits de la rue. Des rires et des cris d'enfants l'intriguaient. D'un coup de pied énergique, il envoya les draps au fond du lit, se leva et courut à la fenêtre. Une bataille de boules de neige faisait rage.

Pierre sourit, une folle envie le prit de se joindre au jeu. Une étincelle moqueuse brilla dans son regard : mon Dieu, pourquoi pas ? Mais il devait d'abord voir Marie. Il entra dans la cuisine, fut surpris d'y trouver une table bien garnie et un petit mot accroché à des vêtements d'enfant :

 

"Pierre,

Je vais avoir beaucoup de travail aujourd'hui. Je ne pourrai donc pas m'occuper de toi. Essaye ces vêtements. J’espère qu'ils seront à ta taille. Arrange la journée comme tu l'entends et nourris-toi comme tu le peux ! Tu trouveras des livres dans le salon et je te laisse un peu d’argent au cas où tu voudrais t'acheter quelques babioles. Amuse-toi bien. A ce soir, 19 heures".

                                                                                    Marie".

 

Pierre s'aperçut alors qu'il mourait encore de faim. Il s'installa confortablement et, consciencieusement, il dévora le fromage, la confiture, le pain et le café. Il n'avait pas l'habitude d'une nourriture aussi variée et son palais découvrait avec étonnement des sensations délicieuses.

Après s'être rassasié, il rangea rapidement la maison, fit une toilette sommaire et descendit les escaliers quatre à quatre. Au moment où il mettait le nez dehors, une boule de neige l'atteignit en plein visage et des rires le saluèrent. Les présentations étaient faites. Il se jeta dans la mêlée. La neige froide brûlait dans ses mains, l'air piquait ses narines, mais il apprenait son corps qui courait, luttait, s'échauffait, se détendait, vivait...

Au bout d'un temps qui lui parut une éternité, le charme fut rompu par des appels :

- Michel, Denis !…

- Isabelle, Didier, François !…

- Claire !...

- Rentrez vite, le repas est prêt !…

Le jeu s'arrêta. Essoufflés, les visages roses de froid et de chaud mélangés, les yeux brillants et le rire au bord du cœur, les enfants s'éparpillèrent.

- Ciao, à tout à l'heure !...

- Eh ! François, tu redescends ?

- Ouais, et on recommencera !…

- Salut Pierre, tu reviens ?

- Peut-être, je ne suis pas sûr. Je pars ce soir et je dois faire quelques courses.

- Oh ! Dis, essaie de revenir ? C'était une jolie Claire aux yeux charmeurs très attirée par ce Pierre à l'air si chevaleresque.

Pierre se mit à rire.

- Je ne te promets rien, mais peut-être...

Le silence retomba dans la rue. Les mains dans les poches et le nez en l'air, Pierre savourait cet instant. Son esprit photographiait le blanc bleuté du ciel, l'or pâle du soleil, le gris patiné des vieilles maisons et le blanc scintillant de la neige qui, par sa seule présence, transcendait le paysage. Pierre ressentait chaque fibre de son corps vibrer et participer à ce monde qui l'entourait.

Comiquement, un chat noir traversa rapidement la rue. Il secouait ses pattes dans la neige froide et tout son corps semblait dire :

- Qu'est-ce que c'est encore que ça ? Mon Dieu, que c'est froid ! Et, en plus, c'est mouillé...  ! Mais qu'est-ce qui m'a pris de vouloir sortir ? Pouah ! Ah  ! Voilà la maison. Miaou ! Miaou ! Ouvrez-moi vite, je veux entrer.

 Et, dans un entrebâillement bref de la porte, la boule noire disparut.

Le sourire aux lèvres, Pierre s'aventura dans la ville. Lorsqu'il atteignit le bout de la rue, il se rendit compte de l'îlot de calme privilégié où se trouvait Marie. A peine sortait-il du quartier qu'il fut assiégé par le bruit et la puanteur des voitures et par la vue d'informes tas de boue qui jonchaient le sol. Des décorations de fête se balançaient le long des façades et enjambaient les avenues. Au carrefour, des sapins squelettiques tendaient leurs branches tristes sur lesquelles s'accrochaient de misérables guirlandes électriques.

Pierre, étourdi par le bruit, les odeurs d'essence et les gens qui le bousculaient, flânait le long des avenues. Il était abasourdi par la profusion de victuailles, de jouets et marchandises diverses qui s'étalaient aux devantures des magasins. Il ne voyait que des gens pressés, énervés et encombrés de paquets. Pas un sourire sur les visages fatigués. Il ne comprenait pas : où se trouvait donc la fête dans tout cela ?

A plusieurs reprises, il proposa son aide, mais on le regarda avec une telle méfiance, qu'il lui fallut tout son magnétisme et sa joie intérieure pour dérider les gens. Un nœud de tristesse lui serrait la gorge. Il avait envie de crier, de démolir ces vitrines vides de sens. Il essaya de saisir des regards, mais ses yeux ne rencontraient que du vide, et toute la joie et tout l'amour qui brûlaient en lui se desséchaient à ce contact.

La ville, à présent, regorgeait de monde. Fatigué de la tension qui se propageait dans les rues, Pierre se décida à rentrer. Puis, il pensa soudain au repas du soir, et à Marie, qui, après la fatigue de la journée, apprécierait certainement un petit extra. Mais, qu'allait-il acheter ? Il ne connaissait pas le quart de ce qu'il voyait exposé aux devantures des magasins. Il se décida finalement pour des crevettes roses, une salade d'endives et une belle miche de pain bien croustillante. S'il pouvait retrouver Claire, peut-être l'aiderait-elle à préparer un repas convenable. A l'étalage d'un fleuriste, il acheta un bouquet d'anémones pour Marie, une rose rouge pour Claire, et il se hâta d'aller retrouver son îlot paisible. De loin, il vit Claire qui l'attendait, assise sur la marche d'entrée de la maison :

- Tu reviens tard. Les garçons sont déjà rentrés : ils voulaient regarder la télé, mais moi, j'ai préféré t'attendre.

- La ville regorgeait de monde et je me suis un peu perdu. Pour me faire pardonner, je t'ai apporté cette fleur.

Il la lui tendit et Claire devint toute rose d‘émotion et de plaisir.

- Comme elle est belle ! Je la mettrai dans un vase à côté de mon lit, elle me fera penser à toi quand tu seras parti.

- J'aimerais te demander un service.

- Oui ?

- Marie travaille depuis ce matin de bonne heure, et je sais qu'elle n'a pas pris le temps de s'arrêter à midi, alors, je voudrais lui faire la surprise de préparer le repas, ce soir. Seulement ... Je ne sais absolument pas cuisiner ! ... Pourrais-tu m'aider ?

- Si cela n'est pas trop difficile.

- Je ne pense pas. Regarde. J'ai acheté des crevettes, une salade et du pain.

- Le plus simple est d'aller demander conseil à Maman. D'accord ?

- Oui, mais je ne voudrais pas la déranger.

- Non ! Viens !

Elle lui prit la main et vivement l'entraîna chez elle.

- Maman !... Maman !...

- Ma chérie ?... Que se passe-t-il ?...

Une jeune femme aux yeux rieurs apparut dans l'entrebâillement de la porte.

Claire expliqua à sa mère le problème de Pierre. A l'écoute de sa fille, Delphine eut un sourire malicieux.

- Elle en a de la chance, Marie, d'avoir un bonhomme comme toi ! Je suis contente pour elle, parce que Marie, moi aussi je l'aime bien. Voyons un peu ce que l'on peut faire.

En un tournemain, Delphine composa un menu simple mais appétissant et distribua les tâches. En chahutant et en riant, ils se mirent au travail. Pendant que les enfants nettoyaient et coupaient la salade, Delphine préparait une sauce à laquelle elle ajouta des noix, des pommes et du fromage. Elle mélangea le tout à la salade et indiqua à Pierre une manière décorative de présenter les crevettes. Elle lui donna un citron qu'il avait omis d'acheter, et quelques mandarines pour parfaire la décoration. Elle ajouta aussi deux parts de tarte au citron qu'elle avait préparée pour son propre repas.

- Claire, tu vas aider Pierre. Ne tarde pas car il est tard. Au revoir, Pierre. J'espère qu'un jour tu reviendras nous rendre visite.

- Au revoir, Madame. Je vous remercie beaucoup pour votre aide. Sans vous, je ne sais pas ce que j'aurais fait !…

Il lui serra la main et l'enveloppa de son regard. A ce contact, la jeune femme ressentit un fourmillement dans tout le corps et une grande joie l'envahit. Elle sourit.

- Allez, filez vite !…

Les enfants montèrent rapidement chez Marie et préparèrent une table où les couleurs se mélangeaient et s'harmonisaient délicatement.

Le temps de se séparer arriva. Pierre dévisageait ce jeune visage qu'il ne reverrait sans doute jamais. Les yeux d'un bleu violet le regardaient avec confiance, et il eut un peu honte du jeu qu'il était obligé de jouer.

- Claire, je te remercie de ces heures que nous venons de passer ensemble. J'ai aimé ta présence et j'ai aimé ton sourire.

D'un doigt léger, il caressa la joue fraîche de l'enfant.

- Que ton cœur soit en fête pour ce Noël !

Claire avait l'impression d'un décalage entre ce Pierre qu'elle voyait et la sensation intérieure qu'elle avait de lui. Les paroles qu'il disait la troublaient mais elle n'aurait su dire pourquoi.

- Tu reviendras bientôt ?

- Je ne peux te répondre. Je ne le sais pas moi-même. Mais si je reviens, il faudra que ton cœur sache voir.

- Je ne comprends pas ce que tu veux dire ?

- Ne cherche pas à comprendre. Regarde, écoute et aime, et laisse ton cœur faire le reste.

Il lui prit le visage dans ses mains et effleura ses joues de ses lèvres.

- Va maintenant. Ta mère t'attend.

- Mais, Pierre…

- Va vite...

Il l'accompagna jusqu'à la porte. Claire le regarda longuement une dernière fois, lui fit un léger signe de la main, se retourna brusquement et se sauva dans l'escalier avec une folle envie de pleurer.

Pierre resta un instant immobile. Il entendit la porte d'entrée claquer, cela le fit sursauter. Il respira profondément, et dit : "Adieu Claire, garde-toi bien ! "

VII

Malgré la peine qu'il éprouvait d'avoir dû quitter si rapidement Claire, Pierre retrouva la solitude avec plaisir.

Tout en vérifiant l'ordre de la maison, il se déshabilla et entra dans la salle de bains. L'image que lui renvoya la glace le fit à nouveau sourire. "Mon pauvre vieux, j'ai l'impression que certaines personnes vont bien rire en te voyant. Essayons, avec ce que l'on a, d'être à notre avantage !..."

Il prit une longue douche et s'aspergea largement d'eau de toilette. Et, dans l'attente de Marie décida de se reposer. Il s'allongea sur la moquette. Complètement détendu, il se laissa envahir par le charme clair de la pièce. Les yeux fermés, il écoutait les sons légers, sentait les parfums discrets. Son corps nageait dans un océan de couleurs pastel, qui l'imprégnait de calme et de légèreté. Il allait sombrer dans le sommeil lorsqu'il entendit la porte de l'appartement s'ouvrir. Il s'étira voluptueusement, bailla et se remit vivement sur pieds afin d'accueillir Marie. Celle-ci entra, les traits tirés mais le sourire aux lèvres.

- Salut toi ! Tu dois mourir de faim. Si tu peux patienter encore un petit moment, je vais prendre un bon bain pour me détendre et je ferai le repas.

Tout en parlant, Marie pénétra dans la cuisine. La surprise l'immobilisa dans un déséquilibre comique. Son regard écarquillé allait de Pierre à la table. Pierre sentait le fou rire le gagner mais il se força à dire d'un air sérieux :

- J'ai pensé que tu serais fatiguée ce soir, alors voilà.

- Alors voilà !... mais, ma parole, d'où sors-tu ? Ne serais-tu pas un lutin ou un elfe ? Ah petit Pierre, tu sais que tu m'intrigues vraiment beaucoup. Je sais, j'ai promis ! Je me dépêche. En attendant, si tu veux, tu peux mettre un peu de musique. Regarde, tu trouveras des disques de Noël là dessous.

Malgré son air désinvolte, ce que Marie n'avait pas avoué à Pierre c'est que, tout au long du jour, elle s'était posée de nombreuses questions. Elle avait même par deux fois failli appeler la police, mais une inexplicable inhibition l'en avait empêchée. C'est avec inquiétude qu'elle était entrée dans l'appartement, se demandant si elle retrouverait Pierre. Mais, dès qu'il posa son regard sur elle, toute son anxiété disparut ; elle sentit un bien-être profond, qui d'abord la troubla, puis la laissa calme et sans interrogation.

Pendant que Marie se préparait, Pierre se laissa aller à la magie des chants traditionnels. Il fureta dans la maison, et feuilleta les nombreux livres qui garnissaient les pièces.

- Voilà, je suis prête !...

Tout à ses observations, Pierre fut surpris par la voix de Marie. Il se retourna brusquement et vit dans toute sa beauté une Marie souriante et reposée. Un chemisier rouge rehaussait la fraîcheur du visage et l'éclat passionné des yeux. Posé sur ses épaules, un léger foulard écossais brodé de fil d'or lui donnait le charme troublant d'une divinité indienne.

- Y a-t-il quelque chose qui cloche ?

- Non, Non ...

- Je croyais. Tu me regardais d'une façon si bizarre.

- Je te prie de m'excuser. J'étais très absorbé et tu m'as surpris.

- Je vois, Monsieur rêve !... En attendant, j'ai une faim de loup. Tu viens ?

- Attends…Ce soir, c'est moi qui m'occupe de toi !

- Chic alors ! Si Monsieur veut bien me conduire.

Elle mit sa main sur le poing tendu de Pierre, et solennellement, ils entrèrent dans la cuisine. Pierre retira la chaise pour que Marie puisse s'asseoir, alluma la bougie, versa l'eau dans les verres et servit Marie qui le regardait amusée mais aussi un peu émue.

- Je te souhaite un bon appétit !

- A toi aussi Pierre.

Ils s'attaquèrent joyeusement au repas tout en devisant gaiement.

- Qu'as-tu fait de ta journée ? Le temps ne t'a pas paru trop long ?

- Oh non ! Il y avait tellement à faire.

Et Pierre raconta les enfants, la neige, la ville et Claire.

- En effet, ta journée a été bien remplie. Tu dois être fatigué ?

- Oh ! J'ai eu le temps de me reposer en t'attendant. Seulement, la promenade en ville m'a rendu triste.

- Triste, et pourquoi donc ?

- Il y avait tellement de monde et les gens étaient si agités.

- Ces veilles de fêtes sont toujours épuisantes. Il y a des courses qu'on ne peut faire qu'en dernière minute, alors la ville est toujours très encombrée à cette époque. Mais, en quoi cela a-t-il pu te rendre triste ?

- Oh, ce n'est pas cela, non. C'est l'atmosphère de la ville ; c'est l'attitude des gens, leur regard, leur visage. Il y a cette agitation et ce manque de joie. Ils préparent une fête ! Alors, pourquoi être triste ? Et puis, est-il nécessaire d'acheter toutes ces victuailles et tous ces cadeaux ? On peut faire la fête sans tout cela.

- Bien sûr, mais tu sais, la plupart des gens qui font la fête ne savent même plus pourquoi ils la font. Alors, pour combler le vide qui est en eux, pour ne pas se laisser envahir par leur mal de vivre, ils s’étourdissent de nourriture, de vin, de cadeaux, et ils font semblant d'être heureux. Cependant, en dépit de tous leurs efforts pour oublier, quelque part, dans leur inconscient, il leur reste un point d'interrogation.

- Un point d'interrogation ?

- Oui, ils ont un mal-être. Mais ce mal-être, ils l'enfouissent au plus profond d'eux-mêmes, car le reconnaître serait accepter qu'il existe une autre dimension de la vie.

- Et pour toi, cette fête a-t-elle un sens ?

- Oh oui ! bien sûr ! Puisque le sens de cette fête est le sens de toute ma vie.

L'horloge du clocher sonna.

- Huit heures et demie déjà. Si tu veux bien, nous reprendrons cette conversation. Nous avons encore à ranger la cuisine, charger la voiture et faire la route pour rejoindre ma maison de campagne.

 VIII

Par des rues désertes et vidées de tout bruit, ils quittèrent la ville. Dans le ciel toujours dégagé, la lune diffusait sa pâle clarté sur les champs de neige. La voiture, seule lumière dans la nuit, prenait des allures d'engin interplanétaire sur le fil noir de la route. Marie, heureuse et détendue, chantait des chants de Noël et Pierre, hésitant, reprenait les refrains parlant de neige, de joie et de lumière.

Ils traversaient des villages illuminés que seules la lune et les étoiles admiraient, car les habitants se chauffaient à la chaleur trompeuse des télévisions.

Dans les rires et les chants, le temps passa rapidement. La voiture

s'engagea dans un chemin de terre caillouteux et crevassé, longé d'arbres ployant sous la neige. Marie avançait avec précaution, et c'est avec surprise qu'à un détour du chemin Pierre découvrit la maison. Massive, solitaire et austère, elle habitait complètement le paysage. De l'ancienne ferme, elle n'avait gardé que ses vignes et ses cerisiers, mais son apparence révélait ses origines.

Dans un dernier cahot, la voiture grimpa un léger tertre et s'arrêta. Pierre n'arrivait pas à quitter des yeux cette masse en parfaite harmonie avec la nature qui l'entourait. Il avait envie de caresser ces pierres centenaires.

- Oh !... Oh !... Tu dors ?...

- Tu parlais de lutins et d'elfes tout à l'heure, mais toi ne serais-tu pas une

fée ?... Ta maison est magnifique !

- Il manque un peu de lumière, tu ne crois pas ? Et puis, je te préviens, on va se geler.

- Tu as bien une cheminée ?

- Oui, mais il faut d'abord l'allumer.

- Eh bien, qu'est-ce qu'on attend !...

La maison glaciale sentait le moisi ; mais l'âtre était déjà garni. Il n'y eut qu'à mettre la flamme sous le bois pour que fantômes et fantasmes s'évanouissent.

Ils installèrent rapidement deux matelas devant la cheminée, et, tombant de sommeil l'un et l'autre, s'allongèrent sans plus tarder sur leur lit de fortune.

- Bonne nuit, Marie.

- Bonne nuit Pierre. Fais de doux rêves.

IX

Le froid réveilla Marie au milieu de la nuit. Le feu n'était plus que des braises qui rougeoyaient faiblement. Une légère lueur filtrait à travers les carreaux. Marie regarda sa montre : elle marquait à peine cinq heures. Intriguée, elle se leva et, s'approchant de la fenêtre, vit la neige qui s'était remise à tomber. C'était toute cette blancheur qui donnait l'illusion du jour. Elle frissonna. Sans bruit, elle s'habilla, replaça deux grosses bûches, ajouta une couverture sur Pierre qui n'avait pas bougé, et, devant le feu qui reprenait lentement, s'assit confortablement et s'emmitoufla dans un châle.

Elle porta son attention sur cette nuit étrange, sur le bois qui crépitait, sur la neige qui tombait, sur le souffle léger de Pierre. Tout était distinct et lié à la fois. Elle-même se sentait liée à cette terre, et par-delà la terre à cet univers énigmatique. L'espace d'un instant, le mystère de cet univers qu'elle ne comprenait pas pesa sur elle. Il lui parut soudain vide, vide de présence, vide de signification. Son esprit reculait devant cet abîme.

L'angoisse de Marie toucha le centre d'énergie de Pierre et cela le réveilla. Sans bouger, il la rejoignit dans son attention des choses. Il l'entraîna par delà cet abîme et, par touches légères, la fit voyager aussi loin que ses pouvoirs le lui permettaient sans risquer de la blesser. Lorsqu'il sentit qu'elle fléchissait, il se retira lentement de sa conscience et la laissa libre de revenir au présent.

Marie poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. Elle n'aurait su dire ce qui s'était passé, seule une joie lumineuse était restée en elle.

Elle étira longuement son corps endolori par l'immobilité. Par la fenêtre, un jour timide se levait. Marie regarda à nouveau sa montre, étonnée, il était huit heures et le feu dansait dans la cheminée.

- Bonjour, Marie !…

Elle sursauta.

- Oh ! Bonjour Pierre. Il y a longtemps que tu es réveillé ?

- Cinq minutes à peine.

- N'as-tu pas eu trop froid ?

- Peut-être, mais je ne m'en suis pas rendu compte car j'ai dormi comme un loir.

- Mon Dieu, huit heures et tous ces préparatifs à faire. Allez, debout paresseux ! Et d'un geste preste, Marie vida Pierre de son lit.

Surpris, Pierre s'ébroua comme un jeune chien et rit aux éclats. Regardant par la fenêtre, Marie l'appela :

- Viens voir.

Le silence les entourait, la maison se dressait seule au milieu des champs. Pierre glissa sa main dans celle de Marie.

- Marie ?...

- Oui ?...

- Allons nous promener.

- Nous promener ? Mais…

Marie tourna la tête vers la campagne immobile. Oui, elle aussi avait envie de marcher, de courir, de danser, de fêter ce jour qui se levait.

- Viens...

Ils sortirent. Seuls existaient la neige et le ciel, et le soleil se levant sur la neige, et les cerisiers blancs et scintillants sous le ciel pâle. Main dans la main, immobiles et silencieux, ils regardaient et écoutaient, n'osant s'aventurer, émerveillés : deux points de couleur sur un paysage uniformément blanc.

Un groupe de moineaux piailleurs les tirèrent de leur songe. Marie poussa un long cri qui se répercuta loin dans le vallon. Tous deux se mirent à rire. Marie toucha l'épaule de Pierre :

- Ouh !... Ouh !... c'est toi le chat !

Une danse folle et enivrante s'ensuivit. L'un et l'autre, à tour de rôle, se touchaient, s'esquivaient, fuyaient, se perchaient sur le moindre rocher, la plus petite branche, le plus vermoulu des troncs d'arbre pour ne pas être pris. L'agilité de Pierre compensait la rapidité de Marie. Les pierres instables, à demi cachées par la neige, provoquaient de nombreuses chutes, et le malheureux perdant subissait pendant un instant la volée de boules de neige du vainqueur.

Trempés, essoufflés et étouffés par le fou rire, ils s'arrêtèrent enfin. Pierre se mit à crier :

- J'ai faimmm !... J'ai faimmm !...

Marie se mit à rire de plus belle et d'une voix entrecoupée, l'interpella :

- Viens m'aider, je ne peux plus me lever.

Une fois debout, elle ajouta :

- Ouh, là là ! Moi aussi j'ai faim ! Tout de même, avant de prendre notre petit déjeuner, nous allons un peu travailler ! Je te charge d'allumer la cheminée du dortoir, pendant que je m'occupe de celle de ma chambre. Cela nous prendra peu de temps, il reste du bois coupé et nous pourrons ainsi mettre nos vêtements à sécher.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les bras chargés de bûches, ils se mirent au travail, et bientôt des crépitements et des sifflements joyeux réveillèrent la maison engourdie.

- Maintenant, nous allons pouvoir déjeuner. Pendant que je fais le café, prépare la table.

Et ils s'installèrent devant un déjeuner copieux et réparateur.

- Depuis que nous sommes levés tu me dis qu'il y a du travail, mais qu’y a-t-il donc à faire de si spécial ?

- Regarde l'état de cette maison ! Cela fait trois mois qu'elle n'a pas été habitée. Il faudrait la dépoussiérer et lui donner un petit air de fête. Mes amis arrivent en fin d'après-midi, et la plupart ont parcouru de nombreux kilomètres en avion, en voiture et en train. Ils vont être très fatigués et je voudrais leur demander le moins d'aide possible.

- Ils sont nombreux ?

- Dix avec toi.

- Ouah ! Et ce sont tous tes amis ?

- Mais oui, bien sûr !...

- Ils font un si long voyage spécialement pour fêter Noël avec toi ?

- Entre autres. Mais aussi pour une autre raison. Nous nous retrouvons à peu près quatre fois dans l'année, et nous profitons des vacances pour travailler ensemble.

- Je ne comprends pas, tu parles de fête, de vacances et maintenant de travail ! Tu ne pourrais pas être plus claire !…

- Oh, tu sais, ce n'est pas très clair dans ma tête non plus. Il y a dix ans nous étions les premiers élèves d'une école de formation qui s'intitulait "Evolution par la connaissance de soi". Pendant quatre années, nous nous sommes côtoyés, soutenus, haïs et aimés. Selon les périodes, nous nous sommes éloignés les uns des autres puis retrouvés, chacun évoluant dans sa vie intérieure selon son rythme propre. Enfin, pour vivre cette évolution dans notre quotidien, nous nous sommes séparés. Mais nous avons trouvé dommage de nous quitter à tout jamais. Pour un anniversaire, nous nous sommes retrouvés et avons décidé de créer une association : "L'arc-en-ciel".

- Pourquoi l'arc-en-ciel ?

- Un arc-en-ciel est l'union dans la différence.

- Et que faites-vous ?

- Par nos rencontres et nos partages, nous développons en nous l'intelligence du cœur qui ouvre à toute différence, sans jugement. C'est un travail de toute une vie. Il faut atteindre une grande sagesse pour posséder cette intelligence, car malgré toute notre bonne volonté, un jour ou l'autre le doute s'infiltre en nous. Pour ne pas nous scléroser dans une idée ou une attitude, nous devons rester constamment vigilants.

- Et de quelle manière travaillez-vous ?

- Nous mettons nos expériences, nos cultures, nos richesses en commun. Certains étudient les textes anciens, d'autres comprennent mieux le mécanisme des fantasmes et des rêves, d'autres le fonctionnement du corps, d'autres vivent des méditations et ont conscience de phénomènes très subtils, d'autres s'occupent plus spécialement d'enfants, d'autres encore de personnes âgées. L'un vit dans la culture noire, l'autre dans la culture orientale, etc…etc…Nous nous enrichissons  de nos différences, différences d'autant plus grandes que nous sommes de pays différents. Mais actuellement, nous tournons en rond. Nous aurions besoin de sang neuf et souhaiterions élargir notre cercle, que cette association ait un poids au niveau national, et pourquoi pas mondial. Mais nous n'arrivons pas à trouver la forme, car nous ne voulons pas recréer une religion, une politique, et encore moins une secte.

- Tu n'as pas une petite idée ?

- Oui, mais je ne sais pas si nous sommes prêts, car chacun de nous devra donner beaucoup. En fait, nous vivons quelque chose de beau sur le papier, philosophiquement, mais dans le quotidien, sommes-nous capables d'appliquer ces belles idées ?

- Je suis sûr que vous y arriverez.

- Je l'espère, car si nous ne changeons rien à nos habitudes, notre planète mourra. Bien. Sur ces belles paroles, il serait temps de nous mettre au travail. 

Pierre fit la vaisselle, balaya toutes les pièces et essuya les meubles. Ensuite, il prépara de nombreuses bougies avec lesquelles il réalisa des mobiles de lumière. Marie aménagea le dortoir pour les invités, installa une petite crèche dans un coin du salon, assembla des bouquets de fleurs et de houx et en fleurit les différentes pièces. Elle accrocha aux murs cinq grandes gravures représentant des villages et des visages de divers coins de la terre. La maison entière devint un jardin de fleurs et de lumières, et les visages austères des gravures en furent transfigurés.

Le jour baissait lorsque Pierre, qui sciait du bois dans le jardin, vit arriver une voiture. Un homme de haute stature en sortit les bras chargés de paquets. Il s'avança au-devant de Pierre. Son corps mince, souple et musclé dansait sur la neige, et dans son visage noir, ses yeux noisette exprimaient un regard d'enfant émerveillé.

- Bonjour !

- Bonjour !

- Marie est-elle là ?

- Oui, elle cuisine dans la maison.

- Il te reste encore beaucoup de bois à couper ?

- Tout le tas qui est là.

- Repose-toi un moment, je vais dire bonjour à Marie et je reviens t'aider.

Il avait déjà repris sa marche lorsque, sans s'arrêter, il se retourna vivement et lança :

- Je m'appelle John et toi ?

- Pierre !

- A tout à l'heure Pierre.

Il entra dans la maison. Marie l'attendait. Il la serra dans ses bras et l’étouffa de caresses et de baisers.

- Le voyage n'a pas été trop pénible avec toute cette neige ?

Marie riait, heureuse.

- Oh no ! C'était fantastique ! Je te donne ces paquets, nous parlerons tout à l'heure, je vais aider Pierre.

- Il doit être content de ta venue. Cela fait plus d'une heure qu'il scie à tour de bras !

Le visage souriant et calme, John revint vers Pierre et prit la scie :

- Pendant que je continue de scier, range le bois et rentre-le dans la maison.

- Okay !...

Les bras chargés de bûches, Pierre s'apprêtait à rentrer dans la maison lorsqu'un chant joyeux, scandé par le martèlement de la hache, s'éleva dans le silence. Il s'immobilisa. Des vibrations coulèrent en lui, touchèrent son cœur et explosèrent en un feu d'artifice de couleurs. Instant magique. A travers la porte vitrée, il voyait Marie, devant ses fourneaux, à l'écoute. Elle lui sourit et vint lui ouvrir. Une simple caresse des yeux et chacun reprit ses occupations.

Au cinquième voyage, lorsque Pierre ressortit, le chant s'était tu et plusieurs voitures étaient garées devant la maison. John et Marie discutaient avec les nouveaux arrivants. Discrètement, Pierre resta en retrait et observa.

Il ressortait du groupe une joie et une harmonie inhabituelles. Pierre, très intrigué et attentif dévisagea chacun, et un flot d'images, de sons et de couleurs éclata en lui.

 

Erika était blonde, grande et svelte.

Elle avait le teint blanc et rosé,

et, dans ses yeux, le ciel de Provence se reflétait.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil brillait dans son regard d'enfant émerveillée.

 

Paolo était brun, petit et râblé.

Il avait le teint mat et cuivré,

et, dans ses yeux, un diamant noir brillait.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil scintillait dans son regard d'enfant émerveillé.

 

Boris était grand et massif.

Il avait les cheveux blancs et ouatés,

et toute la brume des grandes steppes voguait dans ses yeux

vagues et bleutés.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil se mirait dans son regard d'enfant émerveillé.

 

Ahmed était jeune, beau et fier.

Il avait une barbe soyeuse et bouclée,

et l'immensité des déserts se perdait dans ses yeux verts et dorés.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil vibrait dans son regard d'enfant émerveillé.

 

Indira était massive et épanouie.

Elle avait le visage rayonnant la  sérénité,

et le ciel étoilé se reflétait dans ses yeux gris argenté.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil plongeait dans son regard d'enfant émerveillée.

 

Mariko était délicate et finement modelée.

Elle avait le visage d'une poupée,

et une infinie douceur planait dans ses yeux noirs et bridés.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil chantait dans son regard d'enfant émerveillée.

 

Léopold était ondoyant et félin.

Il avait un visage de marbre noir,

et toute la force de la panthère vibrait dans ses yeux de miel.

Son corps souple et musclé dansait sur la neige,

et le soleil riait dans son regard d'enfant émerveillé.

 

  pour lire la suite

Rêve de lune : chapitre 11 à Epilogue

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