Atelier d'écriture de juin 2022 -en aparté- Florence Lenoble
Mon recensement agricole
Celui qui me raconte avec tendresse que trois brebis vendues à plus de 15 km de chez lui sont revenues en dix jours devant leur bergerie ;
Le chien Leonberg qui m’arrive presque à l’épaule qui m’accueille avec beaucoup d’insistance dans une exploitation déserte ;
Celle qui, perdue depuis la mort de son mari, attend les réponses de la bouche de son fils alors qu’elle est la cheffe d’exploitation ;
La cuisine de la ferme qui me rappelle celles vues dans les documentaires de Depardon, sans la terre battue au sol ;
Celui qui me donne 45 minutes pour le questionner, pas une de plus ;
Moi, assise à un bureau croulant sous la paperasse, face à un calendrier des outils Würth : une femme en tenue légère portant un gros outil !
Celui qui a dix week-ends de congés par an, qui les consacre à l’orchestre du Carnaval de Limoux ;
Les frères qui vivent et travaillent ensemble, sans s’entendre le moins du monde, à l’évidence…
Celle qui a des chevaux, mais rien que pour le plaisir ;
« Ça s’y connait, que vous n’êtes pas d’ici ! »
Celui qui a fait un AVC et ne peut plus mener son exploitation arboricole. Celui qui est mort, à moins de 50 ans, je ne sais comment.
« Qu’est-ce qui me prouve que votre carte, elle n’est pas fausse ? »
Celui qui a juré de ne plus jamais répondre à aucun sondage, mais qui me répond quand même, parce que je lui suis sympathique (malgré le masque) ;
Un chaton sur l’ordinateur, un qui tente de rentrer dans ma sacoche… parmi les quinze ou seize que compte la pièce.
Celui dont les chiennes assistent à l’entretien, couchées comme des carpettes, dans le bureau ;
Mélilot, serradelle, lotier : je ne connaissais pas !
Celui qui est salarié, gérant de l’exploitation et qui, fait rarissime, a cinq semaines de congés par an (payées, qui plus est !)
« Les agnelles ont été présentées » … j’ai failli demander « à qui ? » !
Celui dont la fille veut devenir diplomate : elle ne reprendra pas les terres de son père ;
« Des vacances ? Oh ! Oui, en été, il y a des jours où l’on ne travaille pas l’après-midi » ;
Celui qui était routier, puis maçon et qui, devenu éleveur de brebis ne voudrait changer de métier pour rien au monde ;
La retraite agricole… une misère ;
Celui qui me reçoit debout, dans le froid ;
Les dix kilos de graines de vesce offertes pour étouffer le chiendent de mon jardin ;
Ceux qui ont habité Pech Salamou il y a trente ans ;
Des chiens, toujours…des chats parfois aussi ;
Celui qui élève des vaches dont il ne reste que 350 têtes au monde : des Aure et St Girons ;
La SAU, la SNE, les CIPAN et les CIVE…
Celui dont la femme me dit qu’il n’aime pas compter, avec qui j’ai passé plus d’une heure sur des calculs d’hectares ;
La sérénité de ce couple à l’idée que leur petit-fils, 17 ans, va reprendre l’exploitation.
Celui qui me parle de ce que la Première Guerre mondiale a changé pour les paysans : tracteurs, barbelés…
« Alors ça, c’est bien une question posée par un gars qui travaille dans un bureau ! »
Celui qui, retraité, cultive 6 hectares de vignes, que sa mère nonagénaire voudrait vendre ;
L’ancien élève qui m’a reconnue, quinze ans après.
Celui qui, à la question « avez-vous des outils de détection des chaleurs ? » me répond : « oui, un taureau » ! ;
Le café offert, partagé, apprécié.
Celui qui a 25 000 volailles et me conseille de mettre de la lumière au poulailler si je veux que mes 4 poules pondent ;
« Des congés ? Mais je suis en congés quand je veux ! »
Celui auquel je pose les questions de l’enquête qui répond à mon chef, venu en soutien ;
Le bougon qui a failli me faire faire demi-tour, qui finalement me propose un whisky !
Celui qui travaille 5 jours par semaine à côté de son temps complet sur l’exploitation ;
Une vieille femme – née deux ans après moi pourtant – travaillant seule sur les terres de ses parents ;
Celui qui vit dans une demeure digne d’un roman des sœurs Brontë ;
Des paysages, beaux à en pleurer ;
Chaque exploitation est un monde, dont il me plait d’entrouvrir la porte.
Florence LENOBLE,
Novembre 2020